L’effondrement théorique de la « gauche » haïtienne
- http://www.lenational.org
- Jun 23, 2017
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Les derniers évènements survenus à l’Université d’État d’Haïti en 2016 et 2017, loin de moi l’idée de m’enliser dans des polémiques interindividuelles stériles et incongrues, appellent à de profondes et sérieuses réflexions sur l’Université d’État d’Haïti et sur la gauche haïtienne. Des jeunes en colère non organisés s’agitent, agissent, injurient et revendiquent maladroitement. De l’isolement, ils trouvent l’appui dissimulé, puis ouvert de certaines organisations politiques, syndicales et sociales qui se réclament de la gauche. La liaison entre ces jeunes et ces organisations sociale, syndicale et politique est claire et incontestable (le paradoxe est que ces organisations ne sont pas représentatives de la gauche haïtienne proprement dite, mais ce sont elles qui donnent le ton dans la conjoncture). En revanche, l’appui souhaité et recherché par ces jeunes agitateurs, dans le corps professoral et dans la communauté estudiantine et dans le rang du personnel non académique n’a pas été trouvé. Pourquoi ce refus ?
S’il est vrai que ces jeunes ont dépensé beaucoup d’énergies pour injurier et revendiquer des infrastructures de base pour un fonctionnement normal de l’institution universitaire, il est tout aussi vrai que leur agitation, caractérisée par un volontarisme béat, semble être instrumentalisée par la lutte pour le pouvoir à l’université et ne pose pas le problème de la réforme nécessaire, dans son fondement politique, institutionnelle et académique. Aussi, une nouvelle instrumentalisation peut- elle être recherchée chez ces organisations politiques, syndicales et sociales qui, de plus en plus, apportent un appui ouvert à ces jeunes. Que peut bien signifier cet apport ? Ces organisations de gauche, dans leur prise de position, se réfèrent à l’UEH mais en réalité viennent en appui aux jeunes agitateurs. Et leurs positions ne dépassent pas la conception qu’on pourrait qualifier de minimaliste de l’Université.
Cette double instrumentalisation semble annoncer l’apparition d’une nouvelle figure de l’étudiant à l’UEH qui est capable de tout, par tout, et pour rien. Il agit en s’agitant. Il agit pour les autres tout en croyant agir pour lui même. Agir pour les autres ne signifie pas agir pour la collectivité ou pour le bien commun. Agir pour lui même signifierait agir pour sa corporation. Et l’EUH serait devenue ipso facto un terrain de luttes ou s’affronteraient un camp de professeurs militants-conséquents-antimilitaristes et sensibles aux sorts des pauvres étudiants et un camp de professeurs renégatsréactionnaires- militaristes-néomacoutes et insensibles aux sorts des pauvres étudiants révolutionnaires. Aberration !
Il est clair que cette thèse tant applaudie et chérie par nombre de gens ne peut pas résister à la première interrogation sur les alliances, dans le contexte de ces agitations. On doit toutefois reconnaitre qu’elle a le mal mérite de partir à la conquête de la place du meilleur leader de la gauche à l’Université. Ceci témoigne bien que ce qui est en cause dans cette conjoncture : la pensée de l’Université et celle de la gauche. Si la première invite à s’interroger sur la conception de l’Université et de la réforme à revendiquer, la tactique de luttes, le rôle de l’État, des étudiants et des professeurs par contre, la seconde interpelle sur sa grille de lecture, son agir, sa base sociale et son rapport avec l’Université.
Sachant que l’Université d’État d’Haïti est une institution publique d’enseignement supérieur, je préfère m’attarder au second problème qui est celui de la gauche appelée à renouveler les pratiques politiques et sociales. Comment une gauche peutelle revendiquer la colère délirante d’un groupe de jeunes, à l’université, axée sur la stratégie de la psychologie individuelle, comme l’expression de contradiction (s) sociale (s) ? La conjoncture actuelle, dans le contexte universitaire, nous enseigne que l’hypothèse d’un effondrement théorique de la gauche concorde avec la difficulté de construire une expérience politique nouvelle dans l’Haïti contemporaine.
Le lien entre ces jeunes agitateurs à l’université et la gauche est clair. On les a déjà vus soutenir un candidat à la présidence qui présentait son programme sous le signe de la Révolution et qui tenait le discours que, sous sa présidence, « les riches deviendront plus riches et les pauvres deviendront riches ». On tarde encore à nous enseigner cette théorie révolutionnaire. Tout le monde s’embarquait comme l’opportunité à ne pas manquer. On a même étiqueté ceux qui questionnaient cette offre politique. Le lien entre l’université et la gauche me semblait plus cohérent avant l’effondrement de l’OPL où une conception de l’université était associée à une conception de l’État et de la société. Il demeurait encore, malgré tout, une articulation entre l’université, une pensée et une pratique de gauche qui semble s’effriter au profit de slogans gauchisants, d’étiquetages et de dénonciations sans fondement. Mais sur quoi est fondée la gauche en Haïti ?
• Un retour à l’histoire haïtienne peut nous rappeler que la deuxième moitié du XXIe siècle a vu développer une pensée de gauche dans l’objectif de la construction du communisme haïtien. Cette pensée, pour la situer dans son contexte théorique, est liée à la réception du marxisme en Amérique latine et dans les Caraïbes. Le développement de cette pensée a saisi la formation sociale comme objet, en s’interrogeant sur sa nature féodalo-capitaliste. Dans ce contexte, le mode d’organisation politique des luttes sociales était centré sur la fondation, l’organisation et le développement d’un parti communiste avec, bien entendu, l’organisation des classes ouvrières et paysannes. Les constructions politiques des décennies trente (30), quarante (40) et cinquante (50) du siècle passé peuvent bien nous renseigner à ce sujet. On ne peut ignorer les luttes anti-duvaliéristes qui, dans le contexte régional, symbolisaient la résistance à la réponse des classes dominantes aux mouvements anti systémiques, hormis la participation des chrétiens, des démocrates et des humanistes tout court. En attendant de pendre la gauche comme objet d’analyse, de visiter et d’interroger son expérience, dans sa fondation, son développement, ses avancées, son recul, il n’est pas inutile de s’arrêter à sa capacité d’explication et d’analyse dont l’effritement s’évidente dans la conjoncture actuelle. Il n’est pas rare de voir la relation causale entre le rebondissement de l’insécurité et le renouvellement du mandat de la Minustah entre le non développement de l’UEH et ce qu’on appelle bêtement « l’échec de la génération de 86 ». On oublie ou on ignore que la concomitance de deux phénomènes n’implique pas nécessairement une relation de causalité.
Aujourd’hui, le développement rachitique d’une économie capitaliste, l’existence des formes sociales de rentes tant en milieu urbain qu’en milieu rural, en contexte de dépendance politique, appellent à revisiter et à interroger la formation sociale. Voilà une gauche qui se perd dans cette complexité et qui prend des agitations, avec des alliances de toutes sortes, pour l’expression des contradictions fondamentales. Comment penser à la construction du communisme revendiqué sur une base sociale confuse ? Comment développer des luttes sociales sans la médiation d’une structure politique organisée, responsable et éclairée ? Cela ne veut nullement dire qu’il ne faut pas accompagner et faire développer des luttes sociales, dans une société en général, dans une société comme la nôtre en particulier. Mais comment éviter la tentation volontariste, sur la base des actions conjoncturelles, ponctuelles, et sensationnelles ?
Il est indiscutable qu’il existe bien des penseurs de gauche dans la contemporanéité haïtienne, même si leur capacité à expliquer semble accuser d’un déficit certain, au même titre que les penseurs de droite. Ils s’intéressent à l’histoire récente de notre vécu de peuple, dans divers domaines de la vie sociale. En revanche, cette pensée de gauche n’a pas encore soulevé et enlevé les inquiétudes et confusions sur la nature de la formation sociale haïtienne. Ce qu’il faut souligner à ce stade, c’est la difficulté de penser qui traverse la société haïtienne et qui traverse aussi la gauche haïtienne, parce qu’elle est un produit social et historique, construit dans l’histoire sociale et politique des décennies vingt (20) et trente (30), murie dans la décennie trente (30) et quarante (40), et affaiblie dans les décennies (50), soixante (60) et soixante-dix (70) du siècle passé, dans le durcissement du régime autoritaire des Duvalier. L’effondrement théorique de la gauche n’est pas à chercher dans l’inexistence ou l’absence d’une pensée de gauche proprement dite, sinon dans la pratique politique et organisationnelle de la gauche, dans l’existence d’une ombre théorique, dans sa lecture des contradictions sociales, dans la difficulté d’articuler revendications et alliances politiques susceptibles de conduire celles-là dans l’agenda politique. Le pays en souffrira encore longtemps, car il ne fait pas doute que l’avenir qui sera fait, doit passer par la gauche qui semble n’être pas à la hauteur de cette responsabilité historique. Non plus, elle semble ne pas avoir la capacité, tout comme la classe politique qui se montre incapable, de diriger le pays.
Il faut se le rappeler, depuis l’antiquité, la production de savoir et l’enseignement qui incombaient à l’université relevaient de l’État, quelle que soit la nature de celuici. Loin de moi l’idée que l’université ne peut être un espace de luttes. Mais se tromper de cible dans ce cas n’est-ce pas manquer le sens de l’histoire politique des institutions en général, de l’université en particulier ? Vous me diriez peut-être que l’UEH, au regard de son histoire, même si elle est fondée par l’État et financée par le trésor public ne répond pas à une orientation de l’État. Je concéderais volontiers. Mais je vous dirais aussi, si tel est le cas, c’est le rapport de l’État avec le savoir qu’il faut questionner.
Nous admettons, sans ambages, que la relation université et société peut être médiatisée par une pensée et une pratique, critique et dynamique, qui orientent et nourrissent le devenir d’une Haïti juste, solidaire et souveraine. La critique est une attitude hautement intellectuelle. Elle appelle à la définition et à la construction des alternatives. L’université doit être ce haut lieu du développement de la pensée critique et engagée. Mais, tout autant qu’on n’aura pas enfin réalisé que l’université n’est pas et ne peut être un parti politique et que l’agir contestataire dans un cadre institutionnel universitaire a ses limites qu’il faut apprendre à connaitre, on restera encore longtemps à se salir de la masturbation politique, au nom de la gauche. La gauche haïtienne sera alors résumée et veillera à des agitations inter-facultaires, aux attaques abjectes et personnalisées sur des pages Facebook, au nécessaire accompagnement des revendications salariales-ouvrières. Et là, la construction réelle se noie dans une militance virtuelle, dans une militance bleue. Ces pratiques sensationnelles et aveugles amènent à faire reculer la pensée critique. Par la même occasion, cette gauche ne fait que confisquer les avancées populaires, comme un père qui viole sa propre fille qu’il a vu naitre et grandir, sous prétexte de l’aimer.
Elle fait reculer en même temps les acquis dans l’institutionnalisation et démocratisation de l’université, en aidant à contourner les espaces de décision et de régulation, ouvrant ainsi la voie à la vassalisation de l’université. Elle fera mieux de penser et d’agir sur l’état actuel de la dynamique organisationnelle, à la dénaturation des organisations populaires, la métamorphose du mouvement paysan, l’autarcie du mouvement syndical, l’anarchie et l’amnésie des partis politiques de « ‘gauche »’.
Elle fera bien mieux de poser du coup le problème de la question nationale dans la contemporanéité haïtienne, en contexte de dépendance.
Par Alain Jean,
sociologueProfesseur
à l’Université d’État d’Haïti
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